Voici un extrait exclusif de iWoz (Ecole des loisirs, 324 p., 14,80 €, en librairie le 13 octobre), autobiographie de Steve Wozniak, ami de longue date de Steve Jobs, né en 1950, avec qui il a conçu et commercialisé les premiers micro-ordinateurs Apple I et Apple II. Il a été publié dans le Monde du 8 octobre 2011.

Steve Jobs, mon ami…

par Steve Wozniak, confondateur d’Apple.

C’est grâce au Cream Soda Computer (première sorte d’ordinateur) que j’ai rencontré Steve Jobs au début des années 1970. J’avais quatre ans de plus que lui, si bien qu’on ne se fréquentait pas au lycée. Steve était plus de l’âge de mon ami Bill Fernandez. Un jour, celui-ci m’a dit : « Hé, je connais un type que tu devrais rencontrer. Il s’appelle Steve aussi. Il adore les blagues et l’électronique, comme toi. »

Il l’a donc invité chez lui. On est simplement restés pendant des heures, assis sur le trottoir devant la maison de Bill à échanger des récits de guerre, les farces qu’on avait faites, mais aussi les expériences électroniques qu’on avait menées. On avait tellement de choses en commun. En général, j’avais du mal à expliquer les petits dessins d’ordinateurs que je faisais, mais Steve a compris le truc tout de suite. Je l’aimais bien. Il était du genre maigrichon, mais plein d’énergie.


Steve est venu dans le garage pour examiner l’ordinateur pendant qu’on lui expliquait son fonctionnement. Je voyais bien qu’il était impressionné. En construisant un ordinateur de A à Z, on avait prouvé qu’il serait bientôt possible de posséder un ordinateur dans un petit espace. Steve et moi sommes vite devenus très proches, même s’il était encore au lycée et vivait un peu plus loin, à Los Altos, à quelques kilomètres de Sunnyvale. Bill avait raison : Steve et moi avions plein de choses en commun. On discutait d’électronique, de musique et aussi des blagues que nous avions faites. On a même fini par en faire quelques-unes ensemble. Ni Steve ni moi n’avons jamais oublié notre première rencontre. Par la suite, on devait devenir vraiment liés l’un à l’autre. Liés pour toujours. Mon but depuis le lycée était d’avoir un ordinateur à moi, programmable, dans un langage que j’avais imaginé être le FORTRAN.

Pour moi, le début de la révolution informatique, celle qui a changé nos vies à tous, se situe à une date précise : celle de la toute première réunion d’un petit groupe de types bizarres, le Homebrew Computer Club, en mars 1975. Ses membres étaient fascinés par la technologie et ses applications. On se réunissait dans le garage d’un collègue au chômage, Gordon French. Cette réunion a été une telle source d’inspiration que j’ai aussitôt commencé à dessiner les plans d’un ordinateur qui serait plus tard connu sous le nom d’Apple I. J’ai montré mon petit projet à Steve Jobs, qui était venu une ou deux fois avec moi au Homebrew Computer Club. Il n’arrêtait pas de me demander si je pouvais assembler un ordinateur utilisable en partage de temps, comme les mini-ordinateurs qu’utilisait une entreprise locale appelée Call Computer. L’année précédente, Steve et moi avions vendu mon terminal Arpanet (l’ancêtre d’Internet) à cette entreprise, en lui donnant le droit d’en construire d’autres et de les commercialiser. « Bien sûr, ai-je dit à Steve. Je pense que c’est possible, mais ce n’est pas pour tout de suite. »


Ensuite, Steve m’a demandé s’il était un jour envisageable d’ajouter un disque comme mémoire de masse. Encore une fois, j’ai répondu : « Oui, un jour. » Tout cela me paraissait très lointain. Quelques jours après que j’eus fait fonctionner mes DRAM (barres de mémoire d’ordinateur) de chez AMI, Steve m’a appelé au travail pour savoir si j’avais envisagé d’utiliser des DRAM de chez Intel au lieu de celles d’AMI. « Oh, les Intel sont meilleures, mais je n’ai pas les moyens. »

Après quelques coups de fil, Steve a obtenu des DRAM gratuites chez Intel. Un vrai miracle commercial. C’était incroyable, étant donné leur prix et leur rareté, à l’époque. Steve était comme ça. Il savait parler aux commerciaux. Moi, j’en aurais été incapable. J’étais trop timide. J’étais très content, parce que mon ordinateur avait déjà l’air plus petit. Pour le faire fonctionner avec les DRAM Intel, je devais rajouter quelques composants, mais ces derniers étaient moins volumineux que ceux d’AMI. En novembre 1975, Steve avait assisté à quelques réunions du Homebrew Computer Club avec moi. C’est alors qu’il m’a fait remarquer quelque chose : selon lui, les membres du club à qui je distribuais mes fiches techniques n’avaient ni le temps ni les compétences pour assembler l’ordinateur décrit sur papier. « Pourquoi ne pas construire nous-mêmes les cartes à imprimer pour les leur vendre », a-t-il alors proposé. Son idée était de fabriquer ces cartes pour 20 dollars et de les revendre 40 dollars. Ce serait une bonne affaire, d’autant que la plupart des membres du club pouvaient obtenir des composants pour trois fois rien à leur travail.


Honnêtement, je ne voyais pas comment on rentrait dans nos frais. J’avais calculé qu’au moins 1 000 dollars seraient nécessaires pour faire imprimer les cartes par une société, ce qui signifiait qu’il faudrait ensuite vendre 50 circuits à 40 dollars. Selon moi, il n’y avait pas cinquante personnes au club prêtes à en acheter un. Steve a cependant su trouver l’argument convaincant. Nous étions dans sa voiture et je m’en souviens encore comme si c’était hier : « Tu sais, même si on perd de l’argent, on aura notre société. Pour une fois dans notre vie, on aura une société. »

L’idée était dingue. Les deux meilleurs amis au monde qui montent une entreprise ensemble. J’étais prêt à relever le défi. Au début de 1976, on avait vendu environ cent cinquante ordinateurs. On parcourait la Californie en voiture, de boutique en boutique, à la recherche de revendeurs pour l’Apple I. On a réussi à en placer quelques-uns de cette façon.


Je n’ai jamais eu le courage de m’adresser aux fabricants de circuits imprimés pour obtenir des échantillons gratuits, car c’était très cher à l’époque. Un an plus tard, j’ai rencontré Steve Jobs qui, lui, avait l’audace d’appeler les commerciaux pour leur demander des circuits gratuits. Jamais je n’aurais pu faire une chose pareille. Nos personnalités respectives, l’une introvertie, moi, l’autre extravertie, ont été un véritable atout. Ce que l’un trouvait difficile, l’autre l’accomplissait souvent sans aucun problème. L’histoire regorge de ce genre de complémentarité.

Extrait de la biographie iWoz coécrite avec Gina Smith. Traduit de l’anglais par Lucie Delplanque.